Chapitre VII

 

Childe, les yeux toujours fixés sur la photographie de Rodder, souriait à présent de toutes ses dents.

— Qu’est-ce qu’il y a donc de si drôle ? dit Heepish. Je ne voudrais pas laisser passer une occasion de rire un peu, c’est devenu si rare…

— Ça ne vous ferait pas rire.

— Vous n’aimez pas Rodder ? Heepish parlait d’une voix parfaitement égale, mais Childe décela quelque chose qui évoquait irrésistiblement une souricière bien huilée, sur le point de se refermer.

— J’aime son feuilleton, dit Childe, Le Pays des ombres. En dehors du côté épouvante, j’aime bien l’idée de base. Vous savez, le mythe du petit homme qui lutte courageusement contre le conformisme, l’arbitraire, la corruption universelle et tout le bazar, l’histoire de cet homme seul qui est aussi le seul homme honnête du monde – ça, c’est fait pour me plaire. D’ailleurs, à chaque fois que j’ai lu quelque chose sur Rodder dans les journaux, on le décrivait comme quelqu’un d’honnête, comme quelqu’un qui est l’intégrité même. Et ça, ça me fait doucement rigoler…

Il voulut s’arrêter, mais une force irrépressible le poussa à continuer.

— … car il se trouve que j’ai un ami qui…

Il se coupa. Heepish n’avait pas besoin de savoir que « l’ami » en question n’était autre que Jeremiah.

— … cet ami, donc, était à une soirée où avait été invité tout le gratin de la science-fiction. Il a écouté la conversation d’un petit groupe d’écrivains qui se trouvaient justement à portée de son oreille. Parmi eux, il y avait Breyleigh Bredburger, le fameux nouvelliste. Vous connaissez, j’imagine ?

Heepish hocha la tête.

— Un maître du genre, dit-il. Je le place juste après Rodder, Monk Lewis et Robert Bloch.

— Un auteur dont le nom m’échappe, continua Childe, accusait Rodder d’avoir piqué le scénario d’un des épisodes de son feuilleton dans une nouvelle qu’il avait lui-même publiée en revue. Il disait que Rodder s’était contenté de changer le titre, de maquiller quelques détails et qu’il avait attribué la paternité de l’histoire originale qu’il était censé avoir « adaptée » à quelqu’un qui portait un nom grec abracadabrant. Il lui avait écrit plusieurs lettres, mais Rodder n’avait jamais daigné lui répondre. Bredburger dit alors que ce n’était rien encore, puisque Rodder lui avait piqué trois de ses nouvelles et se les était carrément attribuées. Les deux premières fois, Bredburger avait réussi à coincer Rodder et il l’avait mis au pied du mur ; Rodder avait reconnu les faits et il avait accepté de le dédommager. Il avait donné comme excuse qu’il s’était affolé en s’apercevant qu’il n’arriverait jamais à respecter son contrat, qui stipulait qu’il devait écrire lui-même deux épisodes sur trois du feuilleton, et qu’il avait pillé Bredburger en désespoir de cause. Mais bien entendu, Rodder s’était bien gardé de lui avouer qu’il était coutumier du fait.

Rodder avait promis de le dédommager pour la troisième histoire qu’il avait volée, mais il ne s’était toujours pas exécuté. Bredburger pensait qu’il allait être obligé de lui frotter les oreilles, ou même de lui intenter un procès. Un troisième écrivain dit alors au premier que s’il voulait engager des poursuites contre Rodder et obtenir réparation pour le vol de sa nouvelle, il allait prendre place dans une file déjà longue, car une vingtaine d’écrivains étaient dans le même cas… Ah, il est beau, votre Nimming Rodder, champion du petit homme, de l’anti-conformisme, de l'honnêteté !

— Eh bien, eh bien ! siffla Heepish.

Il redressa la tête, un semblant de sourire était revenu sur ses lèvres, mais sa moustache frémissait comme celle d’un morse en rut ; il joignit les mains comme pour une prière, puis il les écarta, mimant le geste de prendre quelqu’un à la gorge.

— Eh bien ! fit-il encore.

Il faisait de son mieux pour assurer sa voix, mais Childe percevait tout au fond une note de suraigu qui évoquait l’image d’un moustique au loin.

— Eh bien, reprit Childe, en réalisant qu’il ne saurait jamais ce que Heepish avait été sur le point de dire et que c’était le cadet de ses soucis, j’aimerais jeter un coup d’œil à vos archives de presse, si vous permettez.

— Oh ! Ah, oui, bien sûr ! Il faut monter à l’étage. Allons-y, si vous voulez bien.

Childe sortit le premier du garage ; avant de le suivre, Heepish décrocha la photo de Rodder et la mit sous son bras. Childe, dès le début, s’était demandé pourquoi Heepish avait relégué une pareille icône au garage.

Mais, en rentrant dans la maison, il s’aperçut qu’il y avait beaucoup plus de photos de Rodder qu’il lui avait semblé ; pas seulement des photos, d’ailleurs, mais aussi des portraits à l’huile et au crayon, et même des coupures de journaux ou de revues, encadrées et sous verre, où s’étalait sa face lugubre. Heepish avait eu une photo en surnombre et elle avait échoué dans le garage.

Mais à présent, il la ramenait dans la maison ; Childe sentit que c’était une manière pour Heepish de le remettre à sa place, de lui signifier qu’il n’était qu’un béotien.

L’idée le fit sourire. Il laissa Heepish passer devant lui, et il traversa à sa suite la cuisine et l’antichambre. Ils s’engagèrent sur l’étroit escalier qui s’ouvrait à leur droite. Tout le long du mur, des photos et des tableaux étaient accrochés ; ils étaient un peu de guingois, comme des pierres tombales dans un vieux cimetière à l’abandon ; ils représentaient tous Dracula ou le monstre de Frankenstein ; Childe reconnut un tableau de Hannes Bok et une gravure originale de Virgil Finlay.

Après avoir traversé un petit vestibule, ils pénétrèrent dans une pièce aux murs couverts de tableaux, de photos dédicacées, d’affiches et de photos de films. Au milieu de la pièce se trouvaient plusieurs grands chevalets de bois pleins d’affiches et des présentoirs à tourniquets comme ceux des marchands d’estampes, également en bois, où étaient disposées des images, des photos et des coupures de presse qui tournaient sur le pivot central comme les pages d’un livre.

Childe les examina ; en d’autres circonstances, il y aurait pris un vif plaisir et il se serait sans doute attardé sur certains documents qui éveillaient en lui bien des souvenirs.

Quand Childe lui demanda s’il n’avait pas d’albums de coupures de presse, Heepish prit un air excédé et soupira bruyamment.

Il entra dans une sorte de vaste débarras dont les murs étaient tapissés de rayonnages pleins de gros albums poussiéreux dont émanait une forte odeur de moisi.

— Il faut vraiment que je m’en occupe avant qu’il soit trop tard, dit Heepish. Il y a des documents de grande valeur dans ces albums – et même des pièces uniques, inestimables.

Il tenait toujours sous le bras la photo de Rodder.

Ce fut au tour de Childe de soupirer quand il vit l’énorme pile de dossiers s’accumuler devant lui. Il attira une chaise, s’y assit, posa son coude droit sur sa cuisse gauche et entreprit de feuilleter les gros albums ; certains avaient leurs pages jaunies et desséchées. Au bout d’un moment, Heepish s’excusa et dit à Childe que s’il avait besoin de lui il n’avait qu’à l’appeler. Childe leva les yeux sur lui, lui fit un bref sourire et lui dit qu’il ne voulait pas abuser de son amabilité. Heepish était déjà sorti, laissant derrière lui une traînée presque palpable de dédain et d’amour-propre blessé.

Chacun des albums était consacré à un sujet particulier, comme en témoignaient leurs titres : « Vampires de cinéma, Allemagne et pays Scandinaves, 1919-1939 » « Loups-garous. États-Unis, 1865-1900 », « Sorcières, Pennsylvanie, 1880-1965 », « Golem, régions extra-fortéennes, 1929-1960 », « Folklore vampiresque et histoires de fantômes de Californie du Sud. 1910-1967 », et ainsi de suite.

Childe en feuilleta trente-deux avant d’arriver enfin au dernier. Les trente-deux premiers n’étaient pas dépourvus d’intérêt, loin de là, mais il n’y avait rien trouvé qui lui mette la puce à l’oreille ; pourtant, dès qu’il eut le dernier en main, il sut qu’il allait y trouver quelque chose d’important ; les battements de son cœur s’accélérèrent et la raideur de son dos s’atténua. Et en effet… on ne pouvait pas appeler cela un « indice », mais au moins ça méritait enquête.

L’article, découpé dans le Los Angeles Times du 1er mai 1958, faisait la description d’un certain nombre de maisons de Los Angeles et des environs qui avaient la réputation d’être « hantées ». Plusieurs longs paragraphes étaient consacrés à une résidence de Beverly Hills qui, en plus d’un fantôme, avait également son « vampire ».

L’article comportait une photo de la Villa Trolling – une sorte de manoir, en fait – prise d’un hélicoptère ; le journaliste expliquait que personne n’avait jamais pu s’en approcher suffisamment par la voie terrestre pour la photographier convenablement. La maison était située au sommet d’une petite colline, au milieu d’une propriété enclose de murs et remarquablement vaste pour la région. Le parc était très boisé, ce qui faisait que l’on ne voyait pas la maison depuis l’autre côté du mur d’enceinte. Les reporters du Times avaient vainement tenté d’en prendre des photos en 1948, lorsque le propriétaire de la Villa Trolling était devenu momentanément célèbre ; ils n’avaient pas eu plus de chance en 1958, avant la publication de cet article, qui récapitulait les événements qui avaient eu lieu dix années auparavant. Il était tout de même illustré de la reproduction d’un portrait hâtivement crayonné du « vampire », le baron Igescu, que l’artiste avait exécuté de mémoire après avoir entrevu le baron pendant un bal de charité. Il n’existait du baron aucune photographie connue. Rares étaient les personnes qui se souvenaient de l’avoir aperçu ; pourtant, il était apparu plusieurs fois à des bals de charité et il avait participé à une réunion de protestations des contribuables de Beverly Hills.

La Villa Trolling devait son nom à l’oncle de l’actuel propriétaire. L’oncle, à l’origine, était aussi un Igescu ; en 1887, il avait quitté sa Roumanie natale pour l’Angleterre, où il avait séjourné un an. En 1889, il s’était installé aux États-Unis. En prenant la nationalité américaine, il avait changé de nom, et il avait officiellement adopté le patronyme de Trolling, pour des raisons qu’on ignorait.

Le manoir était au milieu d’un parc entouré de toutes parts d’une haute muraille de briques surmontée de pointes de fer acérées entre lesquelles était tendu du fil de fer barbelé. C’était une immense bâtisse pleine de coins et de recoins, de style néo-victorien ; elle avait été construite en 1900, époque à laquelle Beverly Hills n’était encore qu’une contrée agricole reculée, autour des vestiges d’une ancienne hacienda qui avait elle-même été édifiée un siècle auparavant, en plein désert, par un hidalgo excentrique (fou, aux dires de certains), Don Pedro del Osorojo. On supposait que del Osorojo était apparenté à la famille De Villa, qui était propriétaire de toute la région, mais cela n’avait jamais été établi avec certitude. En fait, on savait fort peu de choses sur son compte, sinon qu’il vivait en reclus et qu’il disposait de ressources immenses dont l’origine était mystérieuse. Sa femme était une Espagnole de souche (en ce temps-là, la Californie était une colonie de l’Espagne), et certaines informations laissaient supposer qu’elle était la descendante d’une noble famille de Castille.

Igescu, l’actuel propriétaire, avait fait beaucoup parler de lui, bien involontairement, en 1938. Il avait embouti un camion de livraison au coin de Hollywood Boulevard et de La Brea Avenue ; à son arrivée à l’hôpital des Cèdres du Liban, il était mort. Mais le lendemain, à minuit, quand le médecin légiste voulut pratiquer l’autopsie, il s’aperçut que le corps d’Igescu ne portait aucune blessure visible, pas même un hématome. À peine la pointe du scalpel l’eût-elle effleurée qu’Igescu se ranima et s’assit sur la table de dissection.

Cette histoire fut reprise par tous les journaux du pays après qu’un reporter finaud eut plaisamment souligné que le baron Igescu ne sortait que la nuit, était originaire de Transylvanie, descendait d’une famille aristocratique qui avait vécu des siècles durant dans un château perché au sommet d’une colline escarpée, au fin fond des Carpathes, qu’il avait fait transporter le corps de son oncle en Roumanie, afin qu’il repose dans la crypte familiale, mais que le cercueil avait disparu en route et qu’il vivait dans une maison que l’on connaissait déjà pour être hantée par le spectre de Dolores del Osorojo.

La fille du vieux Don Pedro était morte de chagrin, ou s’était tuée par désespoir. Elle avait pour amant, ou en tout cas pour soupirant, un Norvégien, capitaine au long cours de son état, qui avait rencontré Dolores à l’occasion d’une de ses rares apparitions en ville, à un bal donné par le Gouverneur. Le capitaine, qui semblait fou d’amour pour la jeune fille, négligea son navire et ses affaires ; une partie de son équipage déserta ; le reste échoua en prison, pour ivrognerie ou vagabondage.

Le vieux Don Pedro avait interdit au capitaine, qui se nommait Lars Ulf Larsson, de s’approcher de sa fille, mais le Norvégien réussit à s’introduire dans l’hacienda à la faveur d’une nuit sans lune ; il fit à Dolores une cour si convaincante que la jeune fille lui promit de s’enfuir avec lui une semaine plus tard. Mais cette nuit-là, Dolores attendit en vain son ravisseur ; Larsson ne se présenta pas au rendez-vous. On ne le revit jamais plus ; la légende disait que Don Pedro l’avait tué et avait enfoui son cadavre dans l’enceinte de sa propriété. Une variante voulait que le corps du malheureux marin eût été jeté dans l’océan.

Dolores avait pris le deuil ; elle était morte quelques semaines plus tard. Dans le mois qui suivit ses funérailles, son père partit chasser dans les collines et n’en revint pas. On organisa plusieurs battues, mais aucune ne retrouva sa trace ; on disait que le Diable l’avait emporté.

Les occupants ultérieurs de la propriété signalèrent qu’il leur arrivait de voir Dolores dans la maison ou sur la pelouse du parc. Elle était toujours vêtue d’une robe de deuil à la mode de 1810 ; elle avait les cheveux noirs, la peau très blanche et les lèvres très rouges. Bien que peu fréquentes, ses apparitions furent assez bouleversantes pour décider une longue suite de locataires et de propriétaires à déménager séance tenante. Quand l’oncle d’Igescu avait racheté le domaine, la vieille hacienda était tombée en ruines, à l’exception de deux pièces, et c’est autour d’elles qu’il avait fait construire son manoir.

En dépit de toute cette publicité faite autour de lui, on ne savait presque rien de l’actuel baron Igescu. Il avait hérité de son oncle une chaîne d’épiceries et une firme d’import-export. Sous l’impulsion d’Igescu – ou de ses gérants – la petite chaîne d’épicerie était devenue une grosse chaîne de supermarchés qui couvrait tout le Sud-Ouest et la firme d’import-export avait pris une expansion considérable.

Childe trouvait intéressante cette histoire de fantôme. On ignorait si le spectre de Dolores avait été aperçu depuis le rachat du domaine par les Igescu, car ni l’oncle ni le neveu n’en avaient jamais soufflé mot. Sa dernière apparition connue remontait à 1878, au moment du départ de la famille Reddes.

D’après le croquis qui illustrait l’article, Igescu avait un long visage émacié, des pommettes saillantes, un front haut, de grands yeux et des sourcils broussailleux. Ses grosses moustaches tombantes lui donnaient l’air d’un mineur slovaque.

Heepish reparut. Childe lui montra le croquis et dit :

— Vous trouvez qu’il ressemble à un vampire, ce type ? Il a plutôt l’air d’un épicier en gros, non ? Ce qu’il est, d’ailleurs.

Heepish se pencha sur la coupure de journal et l’examina en plissant les yeux. Un sourire se dessina sur ses lèvres.

— Certes, dit-il, il ne ressemble pas à Bêla Lugosi. Mais dans le livre de Bram Stoker, Dracula a une moustache exactement comme celle-ci. Ou du même genre, en tout cas. J’ai essayé plusieurs fois d’entrer en contact avec Igescu, vous savez. Mais je ne suis jamais parvenu à franchir le barrage de sa secrétaire qui m’a fait comprendre, gentiment mais fermement, que le baron souhaitait qu’on ne vienne pas lui casser les pieds avec ce genre de sottises.

À en juger par le ton et le petit gloussement dont il ponctua sa dernière phrase, Heepish pensait que les sottises, s’il y en avait, étaient du côté du baron.

— Vous avez son numéro de téléphone ?

— Oui. Mais j’ai eu toutes les peines du monde à me le procurer. Il n’est pas répertorié.

— Vous n’avez pris aucun engagement vis-à-vis d’Igescu, dit Childe. Il me faut ce, numéro. Si je découvre quoi que ce soit qui puisse vous intéresser, je vous avertirai. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est le moins que je puisse faire, en échange du temps que vous avez bien voulu me consacrer et de votre assistance, qui m’a été précieuse. Il se pourrait même que je déniche quelque chose que vous jugerez digne de figurer dans votre collection.

— Bon, dit Heepish, soudain plus guilleret, je vais vous le donner. Mais il en a probablement changé.

Ils regagnèrent le rez-de-chaussée. Tandis que Childe l’attendait sous une étagère qui s’ornait d’un masque de la créature de Frankenstein, d’un Cerveau Nu en plastique et d’une énorme main de caoutchouc verruqueuse et griffue qui avait sans doute appartenu à quelque monstre sans nom dans un film oublié et qui avait bien mérité de l’être, Heepish s’engloutit dans les ténèbres d’un couloir où des toiles d’araignées en nylon étaient tendues entre les murs et le plafond et qui menait vers l’arrière de la maison. Il réapparut presque aussitôt, un petit carnet noir à la main. Childe inscrivit le numéro de téléphone et l’adresse d’Igescu dans son propre petit carnet noir et demanda à Heepish s’il pouvait utiliser son téléphone. Il forma le numéro ; comme il l’avait prévu, la ligne était occupée. Ce qui signifiait soit que les centraux étaient toujours embouteillés, soit qu’il avait obtenu la communication mais qu’il y avait quelqu’un au bout du fil. Il fit le numéro du commissariat central. Occupé aussi. Il fit son propre numéro, et n’obtint qu’un déclic, suivi d’un bourdonnement.

Childe était d’un naturel persévérant ; il refit le numéro d’Igescu. Cette fois, par un caprice du sort ou peut-être par l’effet d’une de ces coïncidences qui paraissent trop improbables dans les romans mais qui se produisent parfois dans la vie « réelle », il obtint la communication.

— Allô ? fit une voix de femme. Mon Dieu, le téléphone s’est remis à fonctionner ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Je voudrais parler au baron Igescu, dit Childe.

— Qui ?

— Je ne suis pas chez le baron Igescu ?

— Non ! Qui est à l’appareil ?

— Je m’appelle Harald Wellston, improvisa Childe. À qui ai-je l’honneur ?

— Laissez-moi tranquille ou j’appelle les flics ! glapit l’inconnue avant de raccrocher.

— Cette femme n’était certainement pas la secrétaire d’Igescu, expliqua Childe en voyant l’air interrogateur de Heepish. Ce numéro n’est plus le sien.

À tout hasard, sans croire que cela donnerait quelque chose, il appela les renseignements. Il obtint instantanément la communication et il demanda le poste de son informatrice habituelle. Elle n’avait pas à s’inquiéter d’être écoutée par le chef de service : le chef de service c’était elle.

— Qu’est-ce qui se passe, Linda ? Tout à coup, les lignes se sont débloquées.

— Je ne sais pas. Une accalmie inexplicable. On est dans l’œil de la tempête, peut-être. Mais je te parie tout ce que tu veux que ça ne va pas durer. Tu ferais mieux de te dépêcher, Herald.

Childe lui expliqua ce qu’il désirait. Linda ne mit que quelques secondes à trouver le numéro d’Igescu dans le registre des abonnés ne figurant pas à l’annuaire.

— Je te posterai une enveloppe tout à l’heure, dit Childe. La somme habituelle. Merci, Linda, ma toute belle !

Childe raccrocha. Heepish, qui avait fait un pas hors de la pièce mais était toujours à portée d’oreille, avait les sourcils en accent circonflexe. Childe n’éprouvait aucun besoin de se justifier mais, considérant qu’il venait d’utiliser le téléphone de Heepish, il jugea qu’il lui devait bien une explication.

— Les forces du bien combattent la corruption par la corruption, dit-il. Il m’arrive d’avoir besoin d’un numéro ; dans le temps, j’envoyais dix dollars à mon informatrice. Maintenant, vu l’inflation, elle a doublé son prix. Mais ce coup-ci, j’ai bien peur d’avoir gaspillé vingt dollars.

Heepish se contenta de grogner. Childe fila vers la sortie ; il commençait à en avoir jusque-là de cette baraque, de son atmosphère rance, de tous ces monstres pétrifiés dans diverses attitudes d’attaque et de toutes ces victimes paralysées par l’horreur. Heepish et son musée lui sortaient par les yeux.

Mais, en s’arrêtant sur le seuil pour prendre congé de son hôte et le remercier de son obligeance, il fut pris de remords. Après tout, sa marotte – ou plutôt, sa passion – était assez inoffensive ; et même assez divertissante pour être l’exutoire favori de millions d’enfants et d’adultes qui n’avaient jamais complètement cessé d’être des enfants. Bien qu’elle fût entièrement vouée aux archétypes de l’horreur et à leurs sous-produits hollywoodiens, la maison de Heepish était aussi peu effrayante que possible, et cela montrait bien sa valeur thérapeutique. Poussé à son paroxysme, l’horrible devient risible.

Et puis ce type, avait fait de son mieux pour l’aider.

Il le remercia et lui serra la main. Heepish, qui semblait avoir deviné le retournement qui s’opérait en Childe, lui sourit avec chaleur et le pria de revenir le voir aussi souvent qu’il en aurait envie.

La porte se referma à grand renfort de grincements radiophoniques, mais Childe et Jeremiah ne furent pas engloutis dans une brume corrosive. Une brise leur caressait les cheveux, le soleil brillait et le ciel était bleu.

Jusqu’alors, Childe n’avait pas réalisé toute l’étendue de ses maux. Maintenant, il pouvait cligner des yeux sans éprouver la moindre sensation de brûlure, sans qu’aucune larme lui obscurcisse la vue ; il avalait de grandes goulées d’air pur. Il se mit à pousser des cris de joie, prit Jeremiah par un bras et l’entraîna dans une gigue. Ils prirent le chemin de son appartement ; de toute sa vie, il n’avait jamais eu autant de plaisir à marcher. Son bonheur dépassait même celui qu’il avait ressenti lors de sa première promenade avec Sybil, au temps où il la courtisait encore. Il constata avec surprise qu’une foule nombreuse s’était rassemblée dans la rue pour jouir de l’air et du soleil. Apparemment, l’exode avait été moins massif qu’il ne l’avait cru, avec les experts de la radio et de la télé.

Contrairement aux trottoirs et aux jardins, la chaussée était déserte. Sur Wilshire Boulevard, il n’y avait qu’une voiture. Ils descendirent Willaman Street et traversèrent Burton Way.

D’immenses nuages glauques s’étaient amassés du côté des montagnes de Santa Monica ; au nord-est, Glendale et Pasadena étaient encore enveloppées d’un brouillard épais.

Quand Childe se sépara de Jeremiah, qui avait décidé de retourner à l’hôpital, le vent était retombé, et l’air était redevenu immobile et gluant comme une méduse crevée. Une étrange luminosité pointait à l’Ouest, sur la ligne d’horizon ; un manteau de silence écrasait la ville ; on aurait dit qu’un doigt immense s’était posé sur les lèvres du monde.

Pourtant, en arrivant chez lui, Childe était encore d’excellente humeur. Les centraux étaient de nouveau engorgés ; il s’obstina, et au bout de cinq minutes, une sonnerie se déclencha à l’autre bout du fil. Une voix de femme, rauque et caressante, lui répondit.

Elle lui dit s’appeler Magda Holànyi et être la secrétaire de Monsieur Igescu (elle mettait l’accent sur le Monsieur).

Non, il ne pouvait pas parler à Monsieur Igescu. Monsieur Igescu ne parlait à personne sans en avoir convenu à l’avance. Non, Monsieur Igescu n’accorderait pas d’interview à M. Harald Wellston ; que M. Wellston soit venu de très loin pour cela et qu’il soit l’envoyé spécial d’un grand hebdomadaire ne changeait rien à l’affaire. Monsieur Igescu n’accordait jamais d’interviews ; si M. Wellston pensait à cette ridicule histoire de vampires et de fantômes qui était parue dans le Times, il ne fallait pas qu’il espère que Monsieur Igescu consentirait à lui en parler. Ou à lui parler de quoi que ce soit.

— À propos, comment M. Wellston s’était-il procuré le numéro de Monsieur Igescu, qui était confidentiel ?

Childe ignora sa dernière question. Il la pria de transmettre sa requête à son patron. Elle répondit qu’elle l’en informerait sans tarder. Childe lui donna son numéro, en prétendant que c’était celui d’un ami qui l’hébergeait, et lui dit qu’au cas où Igescu changerait d’avis il n’aurait qu’à lui passer un coup de fil.

Puis il la remercia et raccrocha. Pendant toute leur conversation, il n’avait pas été une seule fois question du smog.

Childe décida de s’accorder un temps de réflexion. Il prit sa voiture et se rendit au supermarché le plus proche, qui était justement en train de rouvrir. Apparemment, le gérant habitait sur place, tandis que le vendeur du rayon des spiritueux et la majorité des caissières logeaient tout près. Le parking se remplissait peu à peu et de nombreux clients étaient venus à pied. Childe se félicita d’avoir pensé à faire ses courses, car les rayons commençaient à se dégarnir. Il fit provision de boîtes de conserves et de lait en poudre et acheta une bonbonne d’eau distillée de vingt litres.

Sur le chemin du retour, il croisa deux ambulances et entendit les sirènes de quatre autres. L’hôpital n’était pas près de chômer.

Lorsqu’il eut terminé de ranger ses provisions, il avait pris la décision de rendre une petite visite à Igescu. Il n’aurait pas pu donner une explication rationnelle à sa décision. Il n’y avait pas de lien apparent entre Colben et Igescu. Mais il voulait continuer son enquête. Il n’avait rien à faire et nulle part où aller, de toute façon. Il pouvait passer le reste de la journée à suivre une piste douteuse, quitte à se rabattre le lendemain, si le retour à la normale se précisait, sur une affaire moins embrouillée et plus lucrative. Il n’y avait pas de raison pour qu’il ne s’en présente pas ; le smog avait dû causer de nombreuses disparitions.

Comme une bête
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